/Polêmica em Paris: Green x Miller

André Green dénonce la place accordée aux disciples de Jacques Lacan dans les débats actuels.

André Green au Journal Le Monde

Un mythe : la psychanalyse française

Article paru dans l’édition du 06.01.06

L ‘image que les médias renvoient de la psychanalyse française ne correspond en aucune manière à sa réalité. En fait, ce tableau est le résultat des efforts d’un groupe de pression qui exerce une véritable censure et propage une conception faussée de l’état de cette discipline. A la faveur d’une polémique récente, on a vu naître un mythe, la psychanalyse française, qu’on attaquait globalement. Je soutiens que la psychanalyse française est une entité inexistante ou falsifiée. Il y a en France des groupes psychanalytiques nombreux, divisés, et même parfois opposés, sur beaucoup de questions importantes. Toute prétendue unité est un amalgame douteux.

Les « millériens », lacaniens regroupés autour de Jacques-Alain Miller, appellent de leurs voeux un rassemblement qui les réadmettrait dans le giron familial. Depuis quelques années existe un groupe de contact réunissant des représentants de diverses sociétés psychanalytiques françaises, dont même certains groupes lacaniens non millériens font partie, mais les millériens n’en sont pas.

L’amalgame récent a consisté à confondre psychanalyse française avec psychanalystes lacano-millériens et à entériner la désignation de J.-A. Miller comme le chef de tous les psychanalystes. On prétend donc, depuis, que les lacaniens sont les seuls psychanalystes français qui survivent à un naufrage général. Les autres ? A la trappe. S’il en est ainsi, on ne comprend guère pourquoi Miller et ses collègues font tant d’efforts pour séduire et investir les bastions internationaux qui ne veulent pas d’eux.

Que les psychanalystes étrangers aient pris conscience de l’oeuvre de Lacan en le lisant tardivement et en lui faisant sa place parmi les grands auteurs contemporains, soit. C’est ce que j’ai fait moi-même dès 1955. Mais jamais la pratique lacanienne n’a été acceptée hors des sociétés lacaniennes. Une telle technique, qui ignore les problèmes de cadre (constantes de la pratique), qui laisse au psychanalyste un arbitraire insupportable (pratique de la scansion et des séances courtes), l’amenant à imposer au patient un mutisme systématique, à interrompre brutalement la séance sans prendre en considération son degré de régression, sa souffrance, et son analysabilité, parfois à lui faire violence au sens propre, est toujours considérée par les autres psychanalystes comme inacceptable. Certains n’ont pas hésité à la qualifier d’escroquerie.

Il existe en France au moins cinq sociétés de psychanalyse qui ont en commun de soumettre leurs membres à une formation non laxiste, optant pour des procédures d’habilitation à la fois rigoureuses et ouvertes à la critique et au changement, tout en laissant à la communication scientifique la plus grande liberté. Il leur arrive de traverser des périodes orageuses qui n’ont rien à voir avec les idées de Lacan. Elles ne sont guère prêtes à se ranger aux règles d’airain de la technique lacanienne, ni à reconnaître le moins du monde l’autorité de Miller.

Celui-ci paraît plus doué pour le militantisme et l’agitation politique que pour la psychanalyse. Le lacanisme millérien n’admet ni l’existence d’autres penseurs importants de la psychanalyse, tels Winnicott et Bion à l’étranger ni rien d’autre de ce qui se passe en France. Bouvet a pourtant construit les bases d’une clinique psychanalytique nouvelle. Grunberger a édifié une théorie originale du narcissisme. Pasche s’est efforcé d’enrichir la clinique des psychoses. Viderman a créé la notion d’espace analytique. Marty a fondé l’Ecole psychosomatique de Paris, internationalement reconnue, Fain et Braunshweig ont élaboré des concepts nouveaux (censure de l’amante), Diatkine a théorisé la psychanalyse précoce. Citons encore Mc Dougall, Chasseguet-Smirgel, Neyraut, de M’Uzan, David, Roussillon, Donnet, C. et S. Botella, tous auteurs d’ouvrages devenus des classiques. Anzieu, Aulagnier, Fedida, Laplanche, Pontalis et Rosolato, Widlöcher, Kahn, Rolland, pour ne citer qu’eux, développent une pensée le plus souvent en rupture avec celle de Lacan. J’en oublie certainement beaucoup. On attend encore la première oeuvre de psychanalyse de J.-A. Miller, qui édite, non sans contestation, les Séminaires de Lacan. Aucun travail clinique capable d’éveiller la curiosité des autres psychanalystes n’émerge du mouvement qu’il anime.

Lacan, en revanche, est enseigné dans toutes les institutions psychanalytiques qui, elles, ne pratiquent aucun ostracisme. Les institutions milléro-lacaniennes ne connaissent que les auteurs maison. En fait, ce déni systématique de l’intérêt des oeuvres des autres exerce une véritable censure intellectuelle. Si quelqu’un a pu ajouter quelque chose à la théorie et dont Lacan n’a pas parlé, cela n’existe pas. Aucune référence à l’expérience des autres ne vaut contre l’omniscience de Jacques Lacan.

Les cinq sociétés que j’ai citées entretiennent des rapports cordiaux et courtois d’intérêt réciproque. Au colloque de l’Unesco que j’ai organisé en 2001 sur le travail psychanalytique, les membres de la Société psychanalytique de Paris ont dialogué de façon très riche avec ceux de l’Association psychanalytique de France, du Quatrième Groupe et même de la Société de psychanalyse freudienne (lacaniens non millériens). Cette manifestation, que certains ont qualifiée d’historique par les échanges qui s’y sont déroulés, n’a donné lieu à aucun compte rendu dans la presse. En revanche, quand Jacques-Alain Miller rassemble ses troupes à la Mutualité, tous les médias font écho à cette manifestation de propagande tapageuse et d’autodéfense corporatiste de psychothérapeutes autoproclamés. Il réunit autour de lui Philippe Sollers, Jean-Claude Milner, Bernard-Henri Lévy, vedettes ovationnées par le public, qui pourtant ne se posent pas la moindre question sur leur qualification à se prononcer sur le problème. Au fond, il suffit de passer pour un « sujet supposé savoir » (Lacan), pour susciter le transfert. Mais, pour Freud, le transfert ne devait pas entretenir une illusion de toute- puissance qui nous ferait revenir à l’hypnose.

Les opposants à toute qualification en psychothérapie confondent indistinctement ceux qui ont simplement besoin de « parler » et qui peuvent s’adresser à qui veut bien leur prêter son oreille ou les recruter sur petites annonces le cas échéant, et ceux dont la psychothérapie est le traitement qui nécessite des soins qualifiés, dispensés par ceux dont il est indispensable de s’assurer qu’ils ont bien été formés à cette pratique. Et si l’on mettait à l’épreuve ces écouteurs autoproclamés ? On se rendrait coupable d’attitude liberticide. On a toute liberté de tuer autrui sans devoir faire les preuves de ne pas être un tueur soi-même. On objectera que je médicalise la demande. Il ne s’agit en fait nullement du rapport au médecin mais au psychanalyste. Thérapeute. Confier aveuglément sa vie psychique relève du comportement d’un adepte de secte. Selon un dicton bien connu, on peut tromper une partie des gens tout le temps, ou tous les gens une partie du temps, on ne peut pas tromper tous les gens tout le temps. Il est temps de s’informer pour voir plus clair.

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Jacques-Alain Miller répond au texte d’André Green (« Le Monde des livres » du 6 janvier)

Lacan, pour de vrai
Jacques-Alain Miller

Le Monde des livres » daté du 6 janvier publie dans sa page Forum un texte ainsi présenté au lecteur : « André Green dénonce la place accordée aux disciples de Jacques Lacan dans les débats actuels. » Ce document appelle plusieurs remarques de ma part. La première porte sur l’intitulé : « Un mythe : la psychanalyse française ».

« Un mythe », j’en suis bien aise, mais ce mythe, d’où vient-il ? Si mythe il y a, il fut entretenu, des années durant, par ce que j’appelais naguère « une petite camarilla », dont les membres avaient su persuader leurs collègues de l’étranger qu’il existait à Paris quelque chose comme une Ecole française de psychanalyse, où ils étaient tous avec Lacan. Mais lui étant hard, dur à avaler, eux se présentaient comme Coca Light, si je puis dire, promettant d’être de bien meilleure compagnie. Dès que l’on se mit à étudier Lacan pour de bon à New York comme à Buenos Aires, les actions de la prétendue Ecole française chutèrent d’autant (voir ma « Lettre claire comme le jour », du 9 septembre 2001, reprise dans Lettres à l’opinion éclairée, Seuil, 2002). On comprendra donc que ce soit sans déplaisir que je voie l’un des plus gros actionnaires de cette entreprise si équivoque déclarer enfin sa banqueroute.

2. Fort de cette déconfiture, voici maintenant que notre compère met en circulation des titres mirobolants, « psychanalystes lacano-millériens », « institutions milléro-lacaniennes », « lacanisme millérien » : sont-ils mieux gagés? Il est vrai que je fus un bâtisseur, et que je n’aurai pas créé moins de sept Ecoles de par le monde, plus une, l’Association mondiale de psychanalyse (AMP), qui compte aujourd’hui plus de mille membres. Mais ces institutions, je n’en dirige plus aucune. De même, si je crois avoir agi selon l’impulsion reçue de Lacan, ce fut sans prétendre parler en son nom, ni non plus placer mon nom au rang du sien. 3. Enfin, je retrouve M. Green tel que je l’avais déjà rencontré, il y a bien longtemps, dans Le Monde (10 février 1990). Je l’avais alors épinglé de ce trait (22 février) : « Donnant à voir sur tous les tréteaux le spectacle d’une douleur et d’une rage enflammées par l’impuissance. » Nous en sommes toujours là. Ou plutôt, non, nous n’en sommes plus là. Tandis que M. G. persévère à qui mieux mieux dans le ton et dans les manières qui lui sont propres et dont nous ne lui disputerons pas le privilège, tout a changé alentour. En 1990, nous avions encore tout
loisir de délibérer entre nous sur le mystérieux Meccano né d’un songe de
Serge Leclaire, cette « Instance ordinale des psychanalystes » dont malheureusement rien ne sortit. Avec le XXIe siècle, finie la rigolade. La
psychanalyse vient d’essuyer coup sur coup trois attentats qui ne l’ont pas
laissée tout à fait indemne :
– en 2003, ce fut le fameux « amendement Accoyer », qui bénéficia en première lecture d’un vote unanime de l’Assemblée nationale ;
– 2004 vit la publication du rapport dit de l’Inserm, classant la psychanalyse
bonne dernière à l’issue d’une course d’obstacles digne du Chapelier fou ;
– 2005 enfin : à la rentrée de septembre, surmédiatisation d’un ouvrage aussi obèse qu’obscène, Le Livre noir de la psychanalyse (Les Arènes).
Qui mène le bal ? Ce sont les nouveaux « Messieurs les Ronds-de-cuir », excités, enivrés par les fabuleuses capacités de stockage de l’information dont ils disposent désormais. Ils ont de plus une idée bien arrêtée sur ce que doit devenir notre monde « psy », à savoir ce qu’il est au Québec : standardisation des traitements, formatage des formations, déqualifications des opérateurs, quantification des résultats, surveillance et évaluation à tous les étages. Résultat espéré : un Panopticon speedé fonctionnant au rabais. Si ce n’est pas déjà chose faite en France, si ça grince, si ça coince, si ça chauffe, si ça menace incessamment d’exploser, à quoi, à qui le devons-nous ? D’abord, à une poignée d’éclaireurs, gens de plume et de pensée, gens du livre. L’unanimité de l’Assemblée ne les intimidait pas. Ils surent, de leur faiblesse même, stimuler les médias, émouvoir l’opinion, et toucher jusqu’à des princes de notre République. Et voici que, deux ans après la première bataille, notre embusqué sort de dessous la table. Est-ce pour se joindre au combat ?

Stigmatiser avec nous Inserm et Livre noir ? Point du tout : c’est pour vilipender justement les premiers éclaireurs, le premier renfort, les « Sollers, Milner, Bernard-Henri Lévy, vedettes ovationnées par le public, qui ne se posent pas la moindre question sur leur qualification à se prononcer sur le problème ». Eh bien, c’est le contraire qui est vrai. Il se trouve que chacun a tenu à dire très précisément le pourquoi de sa présence et de son action aux « Forums des psys ». Puisque nous sommes ici, et non par hasard, au « Monde des livres », on me permettra de renvoyer à leurs ouvrages publiés l’an dernier : ce sont les opuscules de Sollers, Lacan même ;

de Milner, La Politique des choses ; et de Roudinesco, Pourquoi tant de haine ?

(tous les trois chez Navarin, diffusion Seuil) ; ce sont, dans le recueil Récidives de Bernard-Henri Lévy (Grasset), les pages sur « Une charte pour la psychanalyse » ; et, pour faire bonne mesure, c’est aussi le Pour Sigmund
Freud, de Catherine Clément (éd. Mengès). Ah, mon Dieu ! J’y songe, M. G. n’a pas fini de souffrir. On trouvera en librairie ce mois-ci le dernier numéro de La Règle du jeu, la revue de BHL. On verra ce qu’est devenue la petite bande d’il y a deux ans, comme elle s’est fortifiée. On compte maintenant 87 signatures, d’autant plus précieuses qu’elles ne s’alignent pas au bas d’un manifeste ou d’une pétition. Non, c’est en haut que vous les trouverez, en haut du texte composé par chacun, en son nom propre, pour dire le rapport qu’il entretient avec la chose analytique. Qui sont-ils ? Dans une joyeuse bousculade alphabétique : Isabelle Adjani et Laure Adler, Tahar Ben Jelloun et Roland Castro, Madeleine Chapsal et Catherine David, Renaud Dutreil et Viviane Forrester, Marc Lambron et Michèle Manceaux, Alain Minc et Christine Orban, Erik Orsenna et Marie-France Pisier, Bertrand Poirot-Delpech et Bettina Rheims, Guy de Rothschild et Jean-Jacques Schuhl, Maren Sell et Anne Sinclair, Jean-Pierre Sueur et Maurice Szafran, Jean-Didier Vincent, d’autres encore, et les derniers peut-être des poèmes d’Arrabal. Laurent Joffrin, du Nouvel Observateur, nous fait assister à la gestation du cruel « Faut-il en finir avec la psychanalyse ? », qui fit des remous en septembre dernier. Quant aux gens de métier, les praticiens, qui sont ici une petite moitié, ils se sont pliés à un exercice inédit en dehors des écoles d’orientation lacanienne : dire du mieux possible le souvenir qu’ils conservent de leur analyse à eux. Si, au vu de ces noms, l’on m’objecte que « Rasius et Baldus font honneur à la France », etc. (Les Femmes savantes, IV, 3), je dirai que l’on se doit de jouer Clitandre quand on tombe sur Trissotin. « Les yeux et les dons de la cour » existent toujours : c’est l’oeil des médias et c’est le don des Names (noms fameux, célèbres). Et en 2006 ? Quelle bataille pour quel enjeu ? M. Philippe Douste-Blazy, quand il était ministre de la santé, s’était gardé de faire rédiger les embarrassants décrets d’application d’une loi particulièrement mal bâtie concernant le titre de psychothérapeute. M. Xavier Bertrand, son successeur, aura-t-il la même sagesse ? Ou voudra-t-il donner un aliment au feu qui couve ? Nous le saurons très vite.

Jacques-Alain Miller est psychanalyste
et directeur du département de
psychanalyse de l’université Paris-VIII.

(From “Le Monde des Livres”, vendredi 20 janvier 2006)